Pourquoi tu ne nous fais pas gagner du temps en nous disant tout? Absolument tout. Ces murs crépis à l'odeur de vieux cuir, elle ne les connaissait que trop bien. Ce bureau en bois écorché aux multiples lacérations et cette siège au dossier trop rigide étaient sa deuxième demeure depuis quelques années, un passage obligé. Un certain laps de temps s'écoulait entre ses visites imposées, à chaque fois, mais la finalité était la même. L'interrogatoire. Ce vieux flic à la barbe hirsute et à l'haleine de tabac avec son jeune blanc-bec empestant l'eau de cologne. Ces deux abrutis qui lui faisaient perdre son temps, à elle. Et dieu sait si le temps c'est de l'argent, et il ne se gagne pas en un claquement de doigts. Ni en croyant torturer une pauvre enfant sans défense. Ou presque. Je ne sais rien, monsieur l'agent. Elle insiste sur les deux derniers mots, y crachant toute l'ironie qui lui inonde la gorge. Pauvre type. Depuis tout ce temps elle n'en répète que ces quatre mots, inlassablement, continuellement. Je ne sais rien. Et elle sait, elle voit au fond de leurs yeux l'exaspération, le désespoir, l'irritation. La colère. Ce sentiment qu'elle affectionne plus que les autres, cette émotion qui fait battre son coeur depuis sa première heure. Seize ans à peine et déjà tant de rage, tant de rancœur reposant sur ses frêles épaules. Elle pourrait presque entendre les pulsations de leurs pauvres organes vitaux se tordre sous l'aversion qu'elle leur inspirait. Pour eux, elle n'était qu'un pauvre rat des bas fonds, une future complication de plus. Pas un être humain. Jamais, un être humain. Il ne voyait en elle que la vermine, la crapule qui sillonne les rues en bafouant les lois. Mais elle sait ce qu'ils veulent, elle sait pourquoi elle est là, comme toutes ces autres fois. Et ce secret qu'elle détient dans le rose de ses lèvres la fait sourire, de cette même arrogance qui les pousse à bout. Le spectacle n'est pas encore terminé. J'peux t'coller au trou moi, maline, et crois-moi, je me donnerais corps et âme pour que tu y finisses tes jours. Ses deux mains claquent contre le bureau, son visage s'arrête à quelques millimètres du sien, si près qu'elle peut y discerner les moindres imperfections. Son éternel sourire en coin ne la quitte pas, elle ne flanche ni ne recule. Il en faut bien plus à la petite tigresse pour rentrer la queue entre les cuisses. Et ce pseudo playboy des années trente est loin d'être suffisant. Elle franchit le peu de distance restant entre leurs deux visages, frôlant imperceptiblement les lèvres du policier, son regard planté dans le sien. Trésor, toi et moi on sait très bien que jamais ça n'arrivera. Elle reprend ses distances, ses yeux azurs illuminés par un mépris non feint. La réponse ne se fait pas attendre. La jugulaire palpitante, la veine au front, il lève sa main haut dans l'air quand son coéquipier interrompt la chute aux enfers de son geste. Il bouillonne, des insultes lui brûlent les lèvres, elle sait que dans ses pensées il lui fait subir les pires souffrances. Elle mime un discret baiser dans sa direction, le suivant du regard jusqu'à ce que le barbu le fasse sortir de la pièce. Un long silence s'impose tandis qu'elle sent toute l'attention de l'agent portée sur elle. Être le centre des attentions? Ouais, elle aime bien. Il soupire, esquisse un mouvement dans sa direction puis se ravise. La suite? Elle la connaissait déjà. Vous pouvez la faire partir. Je commençais à croire que j'allais prendre racine ici. Un peu plus et elle en serait presque peinée d'être évincée aussi facilement. Presque, alors. Il marmonne, mais ses paroles lui parviennent distinctement. Jusqu'à la prochaine fois. Malheureusement.


T'étais pas obligé d'amener tes singes. Ca grogne, ça grimace, ça marmonne, mais elle n'en a que faire. Tout ce qu'elle retient, c'est qu'après vingt-quatre heures passées chez les flics, personne ne lui laisse du mou. Aucun répit, aucun scrupule, tous les imbéciles se disputent le privilège de la menacer. Lui, c'est le gros poisson du coin, le grand patron. Son grand patron. Ce hors-la-loi qui embauche une mineure et qui plus est en tentant de la soudoyer. Argent, propositions douteuses, menaces, ton doucereux, il avait tout tenté avant de s'encrer dans du mépris. Car il n'avait que ça, à son égard, et elle était consciente que sans les pourboires qu'elle grappillait à foison, elle serait probablement six pieds sous terre. De toute façon, personne ne serait venue la réclamer, personne n'aurait remarqué jusqu'à son absence. A part la police, autrement dit personne. Une vérité qu'elle a accepté à la longue sans que ça ne lui cause plus le moindre mal. Faut bien se faire une raison. Toujours aussi agréable, mignonne. Alors, ton bad trip chez les poulets? J'espère que tu n'as pas oublié notre arrangement. Elle ne frémit ni sous son regard assassin, ni sous les lames que ses acolytes font glisser sur leurs mains. L'habitude. Et la certitude que jamais il n'oserait. Peut-être au début, mais les choses avaient changé. Outre l'aplomb légendaire de la demoiselle, il craignait bien trop les descentes quotidiennes des flics chez la blonde. Car si elle disparaissait, il ne donnait pas cher de sa peau si le corps était retrouvé. Puis c'était sans compter sur les quelques polices d'assurance que la jeune femme s'était constituée. On est jamais trop prudent. Aucun risque. En revanche je les ai invité à la happy hour samedi, j'espère que ça ne te dérange pas? Il la fixe, un instant, un long moment sans dire mot. Il cogite, se demandant si c'était là du bluff ou si elle était du genre courageuse. Ou vraiment stupide. Crétin. Arrivera un moment où je te ferais manger ton arrogance. Moi aussi j'suis contente de t'avoir vu. Son insolence n'a aucune faille, aucune limite. Et si c'est ce qui lui a permis de rester en vie jusqu'ici, au fond d'elle, dans son inconscient, elle sait que c'est ce qui la perdra. Un jour.
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