La fille.
La jeune fille fait preuve d'une douceur inconcevable lorsqu'elle caresse la soie douce du petit carnet dont sa nourrice lui a fait cadeau. C'est un beau carnet. D'une sublime couleur violacée, son nom est gravée sur le côté. Il est sans doute destiné à contenir une histoire. Un belle histoire. Peut-être. Celle d'une vie. Vesper's storie ? Oui, ça sonne relativement bien. Vesper, plutôt que Sephira. Même gamine, cette demoiselle a fait son choix. Ce prénom lui convient bien mieux. Sa sonorité, douce, majestueuse... Et ainsi l'a toujours appelée sa nourrice, cette vieille femme délicate qui lui a offert tout l'amour dont elle a besoin, qui est devenue une mère de substitution, à défaut d'en avoir une en vraie. Vesper. Oui, elle s’appellerait Vesper.

« Papa est parti ce soir, encore une fois. Habillé en costard, il s'est en allé avec une blonde que je ne connais pas, a pris la belle voiture, m'a fait un bisou à distance. Disons qu'il m'a juste souhaitée bonne nuit, avant de donner quelques conseils à ma nourrice. Il m'avait promis de regarder Cendrillon avec moi. Encore une promesse bafouée. J'ai l'habitude. »

La jeune demoiselle referme ce petit carnet avec tendresse, y insère la douce clé qui permet à son esprit de reposer en paix. Personne ne pourra jamais lire ce qu'elle a écrit, tant qu'elle gardera cette clé autour de son cou. Jouant avec ses cheveux sombres, elle se glisse sur le canapé, aux côtés de sa nourrice. Cendrillon. Elle le verra tout de même, ce soir. Seule la personne à ses côtés change de visage. Avec tristesse, Vesper se plonge dans le disney, oubliant le faste de son existence, le luxe de sa maison, l'hypocrisie de son père, le manque d'amour qui lui est réservé, oubliant même de jeter un œil amer à l'apparente chance qui parraine sa vie alors que la vérité, au delà des illusions, est toute autre.


L'artiste. 
De grands yeux bruns parcourent la toile de long en large, de gauche à droite, de tous côtés. Partout, il n'y a que du vide. Un blanc éclatant qui semble la narguer de sa pureté. Elle, petite Vesper, artiste peintre maudite qui se réfugie dans la nuit pour cacher sa débâcle. Elle pue la honte. Elle ferme ses yeux de biche qui respirent pourtant la sérénité et la tendresse, alors que son visage, calme et impassible, renvoie un brûlant besoin d'amour et l'innocence d'une poupée. On voit en elle un petit morceau de sucre qu'on peut briser d'une pichenette. Elle a l'air douce. Elle a l'air tendre. Mignonnette. Mauvaise idée.
Aaaaaarrrrhf ! Un cri retentit. Un cri sauvage de pure colère brise le silence de cet atelier qui n'en a de caractéristique que le nom. Capharnaüm. Des livres éparpillées sur le sol, jetés violemment par une main féminine en proie à la crise de la panne d'inspiration, l'emprise d'une folie furieuse, violente, insidieuse. Un venin inédit qui se faufile de veine en veine, qui tapisse sa peau, remonte à son cerveau, épuise son imagination, son talent et son don. D'elle, il ne reste qu'une ombre fantomatique tout juste bonne à écouter les plaintes de patients névrosés. Elle est une oreille qui écoute, une bouche qui questionne, un regard qui comprend. Mais sa main demeure inerte. Incapable de représenter la moindre parcelle de vie, la moindre éclaboussure de peinture qui puisse se targuer d'avoir un sens. Par désespoir, la jeune femme laisse tomber négligemment le pinceau qui ne lui a encore été d'aucune utilité. Elle enjambe les feuilles blanches grisées de poussières qui tapissent le sol, évite les livres. Ici une bougie, là des vieux pinceaux usagés, là encore le cactus jaunie dont elle a cessé de s'occuper. Sortir de cet atelier est un enfer jonché d'obstacles, tout comme y entrer. Une torture dénuée de sens. Une vie sans but. Sans alternative.
Vesper referme la porte en silence, le feu bouillonnant en elle tamisé par la lumière du jour qui commence à poindre. Quelques heures de repos et elle pourrait endosser son rôle de psy. Une psychologue fauchée fâchée avec son père.


L'aimée.
Ils s'aiment, ils se haïssent, le destin place sur leur route des dangers inévitables, ils chutent, ils s'insultent, se frappent, se détruisent, s'aiment, s'offrent leur passion, leur tendresse, se haïssent à nouveau. Les paparazzis veulent les ruiner, les magasines portent de nombreux coups à leur affection. Mais nul n'y pourra rien, au final, car un amour si grand saura survivre au destin.

Je l'aime, cet homme. Je l’exècre, cette ombre qui plane sur moi. Foutue addiction qui brûle dans mes veines, foutue cocaïne qui alimente ma haine. Destan est une nécessité, sans lui je m'effondre, sans lui je redeviens cette vulgaire chose épeurée que j'étais autrefois. C'est lui que j'ai tiré de son enfer, mais lui pourtant qui m'a donnée les clés de mon existence et m'a laissée sortir de ma médiocre enfance. Mon coeur, il l'a sauvé d'une terrible agonie et en échange, je le lui ai offert sur un délicieux socle en argent. Il t'appartient, mon amour. Il est à toi, non, je suis toute à toi, mon délicieux amour. Je te suis dévouée, corps et âme. Nous nous aimons, nos sentiments sont purs et inaltérables, nous sommes nés pour cette rencontre. Et pourtant, ce sont les mots qui dépassent les pensées, les gestes qui dévoilent nos sentiments brisés. Une chambre d'hôtel sera toujours rendue en morceaux, victime d'un nouveau soubresaut de ta fierté diminuée. Je te provoquerai, tu répliqueras, et nous nous pardonnerons dans la passion torride des amoureux épris, sur un oreiller imprégné de l'odeur de la haine et de la fascination. Tu possèdes cet aura, cette lumière que j'ai toujours envié, et je suis jalouse de toi. Sans ta présence, je suis aveugle. Avec elle, je suis éblouie. Je t'aime, Destan, mais chaque photo de toi dans les magasines à scandales stoppe les battements de mon cœur. Chaque cliché d'une nouvelle pouffiasse qui s'affiche à ton bras me donne des désirs rageurs. Et chaque soir, tu me reviens exténué, terrifié par la perte que tu imagines déjà. Les paparazzis brûlent notre passion, mais toujours, c'est nous qui gagnons. Et c'est main dans la main que nous nous affichons le lendemain, fermement amoureux d'une relation pourrie jusqu'à la moelle.


Bishopville.
Un cadre apaisant, des arbres essoufflés par la douce course du vent, des maisons identiques sur plusieurs kilomètres, des rues parfaites aux haies taillées et aux chiens bien dressés. Vesper s'y est installée après une rupture difficile, incapable d'oublier sans tout abandonner. Nouveau départ : ni père, ni petit ami, ni problème, ni panne d'inspiration. Pourtant, si les toiles blanches sont restées blanches, Vesper a rencontré Destan. Star plus ou moins reconnue, en tout cas appréciée des tabloïds pour ces frasques diverses et sa différente vision du monde, c'est à Bishopville, quartier tranquille loin des paillettes qu'il décide de trouver une psychologue pour l'aider dans sa reconversion psychologique. Dans l'anonymat, le hasard bouleverse l'avenir de Vesper. L'amour s'engage dans sa vie, y foudroie tout sur son passage, comme une tempête que nul ne peut arrêter. C'est à Bishopville qu'est sa vie désormais, et bien que Destan ne puisse y vivre sous peine d'y attirer une rangée de paparazzis médisants, leurs rendez-vous plus-si-clandestins semblent suffire. Pour l'instant. En l'attendant, elle goûte au calme du vent dans les arbres, des chats qui courent, des enfants qui jouent au ballon devant sa maison. Elle se ressource avant le drame.

La petite fille était devenue grande. Seule, elle avait appris l'amère connotation des erreurs, la terrible douleur des chutes, la saveur détestable des regrets comme des remords. Seule, elle s'était lancée dans la vie, l'avait affrontée, après s'être enfuie d'un cocon hermétique pour se lancer, courageusement, dans la vraie existence. Celle qu'elle devrait désormais se forger, se fiant à ses petites découvertes et à ses énormes pertes, ses douleurs, ses erreurs. Seule. Odieusement seule. Incapable de se fier à la moindre parole, à la moindre impression, après avoir été ballotée de compliments factices, de sourires artificiels, de tendresses fabriquées de toutes pièces. Dans quel but ? Peut-être celui de jouer à la petite famille parfaite, de s'inventer une existence sans tâche alors même que derrière les apparences vivait tranquillement le monstre de l'hypocrisie. Mieux valait le silence... Vesper n'y était pas parvenue.
Et la demoiselle, se lançant à corps perdu dans une vie qu'elle espérait riche en couleurs et en sincérité, avait trouvé un allié de taille. Un allié ? Vraiment ? Peut-être. Peut-être pas. Seul l'avenir le dirait.

« Un homme. Un seul homme. Peut-il changer une vie ? »

Refermant le carnet de soie, après en avoir noirci jusqu'à la dernière ligne de la dernière page, la jeune femme se prit à sourire, caressant la clé qui, vingt ans après, ornait toujours son cou.