Je bois une nouvelle gorgée, sans plus m’embarrasser de trouver un verre, directement au goulot alors que je tente de trouver une cravate dans ce chaos, ce champ de bataille qui était autrefois notre nid, le foyer qu’on s’était promis de construire. J’entends le moteur de la voiture à l’extérieur, qui ronfle et me rappelle que je suis en retard. Je regarde l’armoire sans vraiment la voir, assis sur le bord du lit à moitié défait ; je contemple cette chambre que je ne supporte plus et dont chaque centimètre carré me rappelle ce que j’ai perdu. Je me souviens de chaque bibelot qu’on a acheté ensemble, des discussions interminables qu’on a pu avoir sur la décoration, le choix des couleurs pour les différentes pièces, la forme des vasques pour la salle de bain. Je me souviens comme je finissais par céder à chaque fois, incapable de contrer son regard rempli d’étoiles lorsqu’elle ébauchait à voix haute des esquisses d’agencement de ce qui allait être chez nous. Je porte le goulot à mes lèvres, prêt à achever cette bouteille, l’une des nombreuses qui traîne dans ce champ de ruines. « Donne moi ça. » Lance-t-elle ; son ton est décidé, il ne me semble pas l’avoir connue autrement. Ava. Plus que mon agent, elle était devenue une amie, celle qui savait ce que je pensais avant que je le dise à voix haute. Je rétorque mollement un « Fous moi la paix… » encore plus pathétique que je l’aurais cru possible.  Après quelques instants de silence, j’annonce « J’irais pas. » Sans me demander mon avis, elle me prend la bouteille des mains et demande, pour la forme. « La noire ou la bleu marine ? » Devant mon absence de réaction, elle finit par opter pour la bleue.

Je n’arrive même pas à la détester, et pourtant ça serait tellement plus facile ; je n’aurais pas cette satanée impression d’être responsable de sa mort. Je n’aurais pas cette culpabilité qui est en train de me grignoter de l’intérieur. J’aimerais lui en vouloir, d’être partie, de n’avoir pas réussi à s’accrocher, d’avoir été faible. Ces gens aux visages contrits, qui veulent m’envelopper de leurs bons sentiments, ils m’insupportent à être désolés, j’ai horreur de ces mots creux qu’on prononce toujours pour ne pas paraître froid ou indifférent. Le seul qui devrait être désolé dans cette assemblée c’est moi. Pour n’avoir pas suffisamment protégé notre vie privée, ne n’avoir pas vu à quel point tout ça l’atteignait, cette présence presque perpétuelle, ces flashes, ces questions dégainées à la moindre occasion, cette curiosité malsaine. « Dis leur de partir s’il te plaît. » L’animal blessé se cache pour mourir. Avec son tact, Ava me débarrasse de ces gens compatissants venus avec des tartes, salades et autre victuailles auxquelles je sais déjà que je ne toucherais pas. Elle m’embrasse sur la joue avant de partir à son tour et je lui suis silencieusement reconnaissant de ne rien dire, de simplement fermer la porte derrière elle.

Après avoir quitté, sous les flashes, le commissariat où j’avais passé la nuit, Ava sur les talons, on roule sans se parler dans ce taxi jaune, qui se faufile dans les artères de la Grosse Pomme vers le pont, qui relie le quartier plus résidentiel de Brooklyn au reste de la fourmilière qu’est New-York. « Il faut que tu consultes… » Lâche-t-elle simplement, debout face à moi, sur ce perron. « T’es sérieuse là ? » Je ris jaune, en fait je ris tout court, comme si c’était elle qui était devenue folle. Je remarque qu’elle n’a effectivement pas l’air de plaisanter. « Rick, y’a pas de mal à demander de l’aide tu sais… » Renchérit-elle sur un ton moins tranchant, mais ferme malgré tout, convaincue qu’à force de le répéter je vais finir par accepter l’idée. « Wow, on se calme là… » Je n’aime pas du tout cette certitude qu’elle s’est mise dans la tête et je compte bien le lui faire savoir. « Bon, ok j’ai pété un plomb avec ce pauvre photographe, mais de là à voir un psy y’a une marge… » Elle me regarde droit dans les yeux. « Tu sais parfaitement que je ne parle pas que de ça. »

La pièce est plutôt agréable, si ça n’était pas un bureau de psy. Décorée avec goût, dans un style assez moderne, mêlant tableaux et objets aux formes et aux couleurs variées. Je regarde la jeune femme qui me fait face ; il n’y a pas de divan comme je me l’étais imaginé, mais un endroit qui ressemble d’avantage à un salon. Elle, une brune à l’air plutôt juvénile et un peu délurée, ne paraît pas du tout être psy, d’ailleurs, elle a l’air d’avoir à peine plus de vingt-cinq ans. Le silence s’est installé. Je pensais, en arrivant dans ce cabinet, dans cette petite ville de province, me retrouver face à un quinquagénaire grisonnant, qui me ferait parler de mon enfance, cherchant à y trouver un quelconque traumatisme qui aurait pu expliquer mon tempérament explosif. J’ai été bien surpris. Agréablement, même si son regard de biche m’a douloureusement rappelé Anna. « Gardez votre salive, j’étais un enfant parfaitement heureux, mes parents ne me frappaient pas, mon père n’était pas alcoolique. » Lançai-je, amusé. Il avait fallu que je la teste, sans vraiment savoir pourquoi, peut-être pour ne pas avoir l’impression d’être, une fois de plus, comme un phénomène qu’on observe, pas au microscope, mais presque. Et puis, j’ai toujours eu ce goût de la provocation, la diplomatie et le ‘politiquement correct’ ne font pas partie de mon ADN… Peut-être aussi avais-je ce besoin de la titiller, de découvrir que malgré son beau diplôme elle n’était pas si intelligente que ça et que cette étrange sensation d’attirance n’était dictée que par l'aspect un peu primaire de l'homme qu'on ne parvient jamais à taire complètement et parce qu’elle avait un profil finement dessiné et des courbes discrètes.